Le centre Taptoe de Bruxelles

Avec cette Première exposition de psychogéographie du 2 au 26 février 1957, le Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste (MIBI) et l'Internationale Lettriste frappent les trois coups de la future Internationale Situationniste qui sera officiellement fondée en juillet 1957 à Cosio d'Arroscia en Italie.

Le centre Taptoe (1955-1957) de Bruxelles, qui accueille cette manifestation, est un centre artistique éphémère, mi-galerie expérimentale, mi-café bohème, un havre ou l'on échange volontiers sa peinture contre un cordial, et dont la principale raison d'être est d'offrir une alternative à l'art pompier qui sévit alors, dans le contexte d'une Belgique manquant cruellement de lieux d'accrochage. 

Asger Jorn (1914-1973) y a déjà exposé au printemps 1956, coopté par deux futurs situationnistes : le peintre flamand Maurice Wyckaert (1923-1996) et le critique littéraire Piet de Groof (1931-2014) alias Walter Korun, qui ont participé tous deux à la fondation et aux activités de la galerie Taptoe qui fermera ses portes après dix-huit mois seulement d’intense activité́. 

Photo : En janvier 1957, le premier mat vertical de l'Atomium de Bruxelles est dressé.

Le peintre de l'experimentation

Jorn est loin d'être un débutant. Élève de Fernand Léger au milieu des années 1930, le peintre danois a multiplié, depuis, les expériences collectives, privilégiant les échanges d'idées au sein de mouvements artistiques d'avant-garde, organisations dont il est souvent l'un des initiateurs (Høst, CoBrA, MIBI, etc.).

Début 1954, il est arrivé à un moment crucial de son existence - tuberculeux, il vient de passer dix-huit mois de convalescence au sanatorium de Silkeborg au Danemark - où il cherche une voix pour porter sa peinture et ses idées au sein d'une organisation plus vaste. 

Il a découvert récemment, grâce à son ami le peintre nucléaire Enrico Baj (1924-2003), l'existence de l'Internationale Lettriste et les thèses audacieuses de leur héraut Guy-Ernest Debord (1931-1994) dont "le programme littéraire correspond exactement à [son] programme pictural". (Asger Jorn, lettre à E. Baj s.d. [octobre 1954]). 

Photo : Basé sur sa propre collection d'art, Asger Jorn a donné entre 1953 et 1973 environ 5 500 œuvres à la ville de Silkeborg (© Museum Jorn).

Le jeu des rencontres

Debord, quant à lui, aspire à une plus large audience et désire enrichir son champ d'action en incorporant d'autres disciplines à un futur mouvement, cette fois-ci, véritablement plurinational dans lequel MIBI et Internationale Lettriste se dissoudraient.

En vue d'une union durable, chaque partie est priée de payer son ecot : Jorn fournira à l'avenir lieux d'exposition et visibilité nouvelle, entraînant dans son sillage les plasticiens qui manquaient à l'Internationale Lettriste, Debord, lui, mettra dans la corbeille ses irrésistibles qualités de propagandiste et ses capacités intellectuelles hors normes qui fascineront encore longtemps après le peintre danois : "Je ne le comprends pas, ne l'a jamais compris. [...] C'est pour cela que j'ai la confiance en sa capacité de me dépasser..." (Asger Jorn, Lettre à Robert Estivals s.d.). 

Les deux hommes se sont rencontrés et s'apprécient, une alliance durable est envisageable. Pourtant, tout n'est pas si simple. Asger Jorn, capable de volte-face aussi soudaines qu'imprévisibles, peut se montrer ambivalent, voire capricieux.  "Jorn est un problème, et aime être un problème..." (Christian Dotremont, Lettre à Constant s.d. [1963]). 

Photo : Guy Debord, en compagnie d'un habitant de Cosio d'Arroscia, lors du congrès de fondation de l'Internationale Situationniste, en juillet 1957. 

Un point de non-retour ? 

Bien qu'acceptant, en apparence, le leadership de Debord et ce malgré leur différence d'âge (Jorn est de 17 ans l'aîné de Debord), Asger Jorn rechigne à se plier à une discipline collective, d'autant que conscient de la domination intellectuelle des écrivains sur les arts plastiques et de sa dépendance à l'homme de lettres parisien (il ne maîtrise pas bien le français), il craint que son alliance avec Debord ne débouche sur une dépossession de son expression de peintre.

En cette période de gestation de l'Internationale Situationniste Jorn va multiplier les actions de résistance, s'attirant l'incompréhension puis la colère de Debord lors d'un rendez-vous manqué en gare du Nord de Paris avant le départ pour Taptoe. Debord excédé par les enfantillages et dérobades de Jorn, renonce à son voyage à Bruxelles, il descend à Cannes et refuse catégoriquement, malgré l'insistance du franc-tireur, d'expédier les cinq plans psychogéographiques de Paris programmés pour l'exposition. 

Devant la menace d'une rupture totale, Jorn fera acte de contrition, la brouille sera résolue par la rédaction d'un Accord mettant fin à l'"affaire de Bruxelles" signé, collectivement, par Debord, Bernstein et Jorn le 2 avril 1957.

Photo : Asger Jorn dans son studio à Colombes (France), 1961

La théorie de la dérive

Mais, n'anticipons pas, pour l'heure, voilà Asger Jorn fraîchement débarqué à Bruxelles en électron libre. Il sera bientôt rejoint par le peintre anglais Ralph Rumney (1934-2002), seul et unique membre du Comité Psychogéographique de Londres, auquel s'est joint Yves Klein (1928 - 1962) rencontré récemment à la galerie Apollinaire de Milan et adoubé, pour l'occasion, par Debord. 

Tout ce petit monde se rassemble donc sous l'égide de la psycho-géographie, concept urbain crée par Debord et ses amis, indiquant la capacité de certains lieux à influencer les états d'âme, les émotions et par conséquent les comportements, suivant l'idée du dépassement de l'art dans la vie. 

La psychogéographie se veut avant tout une exploration et une description systématique des lieux au moyen de la "dérive", c'est-à-dire d’une manière de se déplacer non concertée, sorte d'errance guidée par l’ambiance des quartiers traversés, les rencontres fortuites faites en chemin, et rythmée par les arrêts fréquents aux débits de boisson rencontrés au hasard (objectif ?) des rues.

Guy Debord, The Naked City, « illustration de l’hypothèse des plaques tournantes en psychogéographique », imprimé à Copenhague, mai 1957; plan 33x48cm (© BnF)

Une toile à quatre mains

"Période de confusion et d'ivresse considérables" selon l'aveu de Rumney, l'exposition se soldera par une œuvre collective signée Jorn - Rumney - Klein et Walasse Ting (1929 - 2010), artiste et poète américain d'origine chinoise, venu en voisin et par quelques visites psychogéographiques "mémorables" de Bruxelles by night.  

Rumney à la suite de la dérive de trop à Venise, fera partie des premières exclusions de l'Internationale Situationniste, mais là, c'est encore une autre histoire.

Photo : Peinture collective portant les signatures de Jorn, Klein, Rumney et Ting créée à l'occasion de l' exposition (© Museum Jorn).

 

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Photos : LIBRAIRIE de l'ESCURIAL. Freepik.

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